Quand trop de choix tue le choix

Et si réduire nos options conduisait à de meilleures décisions?

Sophie Guignard
7 min readSep 21, 2021
Photo by Viktor Talashuk on Unsplash

Alors qu’au cours du xxe siècle certains chercheurs en neuropsychologie commencent à questionner la rationalité — et donc la fiabilité — de notre cerveau à l’heure de faire des choix, la valeur du choix en soi est peu remise en question. C’est que l’idée établissant la liberté de choix comme quelque chose de foncièrement désirable pour l’individu n’est alors pas uniquement séduisante, elle était également structurante. Elle constitue désormais le fondement de la culture occidentale, organisée autour du libre-échange, du capitalisme et de l’auto-détermination. Autrement dit, une culture organisée autour du choix.

More is less

En 2000, la chercheuse en psychologie sociale Sheena Iyengar jette un premier pavé dans la mare en publiant une étude intitulée « When choice is demotivating : can one desire too much of a good thing ? ». Elle y questionne les bienfaits du choix individuel sur notre bien-être et notre motivation, relation jusque-là considérée comme évidente : plus nous avons d’options, mieux nous pensons nous porter.

À travers trois expériences menées dans des supermarchés américains, elle met sérieusement en doute cette hypothèse, montrant qu’une profusion de choix n’est pas toujours gage de satisfaction. Et même que cette dernière tend à diminuer lorsque les options deviennent trop nombreuses.

La plus connue de ces expériences est probablement celle des confitures. Iyengar et son collègue Mark Lepper eurent l’idée de proposer une dégustation de confitures aux clients d’un grand magasin américain. Pour la première expérience, ils proposèrent six confitures différentes. Pour la seconde, ils en proposèrent vingt-quatre. Les résultats furent surprenants : les tables proposant vingt-quatre options différentes attiraient davantage de clients potentiels, confirmant l’idée selon laquelle plus les clients se voyaient proposer de choix, plus ils étaient attirés vers le stand de dégustation. Cette attraction n’était en revanche pas synonyme d’action, puisque seuls 3 % des clients se présentant à la table des vingt-quatre confitures finissaient par en acheter au moins un pot, contre 30 % de ceux se présentant à la table des six confitures. Les chercheurs reproduisirent l’expérience avec d’autres produits, arrivant de nouveau à la même conclusion : les personnes auxquelles moins d’options étaient proposées parvenaient plus facilement à se décider et à passer à l’acte. Mais ce n’était pas tout : les personnes ayant eu moins d’options à disposition se montraient globalement plus satisfaites de leur achat que celles ayant eu à choisir parmi de nombreuses alternatives, laissant supposer que trop de choix n’est pas seulement paralysant, mais également frustrant.

Dans un pays (les US) dans lequel le libre choix est érigé en valeur suprême et constitue le fondement du capitalisme, cette étude eut un écho et un retentissement majeurs, tant elle remettait en question les idéaux de la culture américaine : si toujours plus de choix semble désirable, force est de constater que cela ne rend pas plus heureux : face à une grande quantité d’options, le cerveau a non seulement du mal à appréhender toute l’information, mais il court le risque d’être paralysé donc de différer sa décision, voire d’y renoncer. C’est, de fait, ce qui arrivait aux clients aux vingt-quatre confitures.

Face à une grande quantité d’options, le cerveau a non seulement du mal à appréhender toute l’information, mais il court le risque d’être paralysé donc de différer sa décision, voire d’y renoncer.

Les implications de ces découvertes ne sont pas seulement intéressantes pour les supermarchés et les entreprises qui les fournissent, tant ce qui est vrai pour des confitures semble aussi l’être pour des décisions personnelles plus significatives : comment choisir un partenaire lorsque des milliers de profils sont disponibles sur Tinder? Comment choisir un job, une maison, une destination de vacances ou encore une paire de chaussures lorsque les possibilités sont illimitées et se valent plus ou moins entre elles?

En nous abreuvant d’options, en ouvrant le champ des possibles à l’infini ou presque, notre idéologie libérale nous jette dans le monde comme des enfants dans un magasin de bonbons : devant tant de choix potentiels, nous passons d’un état d’émerveillement à un état de stress, puis d’un état de stress à un état de frustration, finalement incapables de choisir une friandise de peur de ne pas choisir la meilleure.

Et s’il était parfois préférable de ne pas avoir le choix ?

Non seulement notre attachement au choix peut nous porter préjudice tant son poids peut être écrasant, mais il est peut également se révéler être un très mauvais allié.

Dans Et si le bonheur vous tombait dessus, le psychologue et professeur américain Dan Gilbert explique combien notre satisfaction chute lorsque nous savons que nous pouvons changer d’avis ou revenir sur notre choix. De nombreuses expériences qu’il a menées sur plusieurs années montrent en effet que les personnes auxquelles il est demandé de choisir de façon définitive — une voiture, un objet, ou encore une photo qu’on leur permet de choisir parmi d’autres — tendent à se montrer plus satisfaites de leur choix que celles auxquelles il est donné la possibilité de se rétracter : en d’autres termes, les personnes dont les choix sont irréversibles se montrent plus heureuses de leurs choix que celles dont ces derniers peuvent être remis en question. Tout ceci sans que les personnes concernées s’en rendent compte, puisqu’avant de participer à l’expérience ces dernières avaient déclaré avoir une préférence pour les options modifiables, se confirmant bien plus à l’aise avec l’idée de choisir provisoirement que définitivement.

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Là encore, les travaux de Gilbert montrent que la plupart d’entre nous ont tendance à croire qu’il est préférable non seulement d’avoir le choix, mais de l’avoir également le plus longtemps possible. Ce dont nous n’avons pas conscience, c’est que paradoxalement ce luxe nuit à notre satisfaction. Autrement dit, comme l’écrit Gilbert lui-même, « nous n’avons aucun mal à anticiper les avantages que la liberté peut nous apporter mais semblons aveugles aux joies qu’elle peut saboter ».

« Nous n’avons aucun mal à anticiper les avantages que la liberté peut nous apporter mais semblons aveugles aux joies qu’elle peut saboter » — Dan Gilbert, Stumbling on Happiness

Une explication plausible à notre myopie et nos incohérences tiendrait selon lui au fait qu’inconsciemment, nous sommes davantage à même de trouver une explication satisfaisante aux situations dans lesquelles nous sommes coincés qu’à celles dont nous pouvons nous sortir : lorsque nous ne sommes pas contents d’une situation que nous pouvons changer, nous n’avons qu’à le faire : nous pouvons retourner un vêtement qui ne nous plaît finalement pas, voter pour un autre candidat aux prochaines élections, annoncer au jeune homme rencontré trois jours plus tôt qu’on n’est finalement pas prête à s’engager etc. Mais lorsque nous sommes coincés avec un choix irréversible — des vacances déjà entamées, un vilain tatouage, un chien (ou un mari) turbulent… –, la seule chose que nous pouvons changer est la façon dont nous allons vivre avec et l’intégrer à notre quotidien. C’est d’ailleurs cette faculté à accepter notre sort et nous faire une raison qui expliquerait pourquoi nous nous sentons souvent plus sereins lorsque les cartes sont jouées. Comme l’écrit encore Daniel Gilbert, « nous ne pouvons pas tirer le meilleur parti de notre destin tant qu’il n’est pas inévitablement, inéluctablement et irrévocablement le nôtre ». Le fait qu’une décision soit définitive, et que notre sort soit scellé, va, à notre plus grande surprise, nous aider à lui trouver un sens ou une explication acceptable, voire à l’aimer.

Ce que nous montrent ces deux travaux, c’est que si notre aspiration à la liberté comporte bien une dimension innée, notre attachement à l’abondance et permanence de choix est également le fruit d’une évolution culturelle. Nous sommes culturellement programmés, d’une certaine manière, pour penser que la liberté de choix va nous apporter amour, prospérité et satisfaction. Cela faisait partie de la promesse magnifique des constitutions de nos pays occidentaux, qui, dès la fin du xviiie siècle, écrivaient en lettres d’or que la liberté et la poursuite du bonheur représentaient des droits fondamentaux. C’était la promesse sous-jacente à l’incroyable libération sociale, culturelle et économique de l’après-guerre. Plus récemment, c’était la promesse d’Internet, des vols low cost et des réseaux sociaux: comment ne pas être heureux lorsque tout devient possible et accessible?

Parce que nous avons été éduqués à chérir la liberté tout en l’amalgamant avec l’abondance d’options, nous avons construit un monde où les possibilités sont infinies. Malheureusement, pour aussi belle que soit cette promesse, elle peut aussi se révéler paralysante et contre-productive. Non seulement nous n’arrivons plus à choisir sereinement, obsédés par la peur de passer à côté de quelque chose de potentiellement mieux, mais nous nous condamnons à être éternellement insatisfaits, remettant nos choix plutôt que nos attitudes en question à chaque moment de doute: si l’on peut se séparer et retrouver un partenaire en quelque clics, pourquoi faire des efforts pour créer la meilleure relation possible? Si l’on peut démissionner sans risque à la moindre contrariété, pourquoi se fatiguer à essayer de les dépasser? Si l’on peut toujours poursuivre un meilleur choix ailleurs, alors à quoi bon tenter de tirer le meilleur de nos choix?

En remettant en question l’idée selon laquelle plus nous aurons de possibilités et d’options à notre disposition, plus nos chances d’être heureux seront grandes, les recherches récentes évoquées dans cet article nous obligent à questionner notre attachement farouche au choix. Plus troublant encore, elles viennent questionner les conséquences de cette confusion: L’ abondance de choix et de possibilités ne nous rend pas plus heureux, elle nous rend juste plus gâtés.

Cet article est un extrait adapté du livre “Je choisis donc je suis: comment prenons-nous les grandes décisions de notre vie”, paru aux éditions Flammarion en mai 2021.

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Sophie Guignard

Auteure et entrepreneure dans les médias. J’écris pour comprendre pourquoi on fait ce qu’on fait.