Nos choix visent-ils la vie que l’on veut ou celle que l’on veut (se) raconter ?
La vie vécue versus la vie souvenue
« La vie n’est pas ce que l’on a vécu, mais ce dont on se souvient et comment on s’en souvient » — Gabriel Garcia Marquez (Vivre pour la raconter).
Mon premier job digne de ce nom consistait à conseiller des gouvernements, latino-américains et africains sur la gestion de leur dette publique. Le sujet était passionnant. Mais cela se passait au sein d’une banque d’affaires, ce qui supposait de consacrer la totalité ou presque de son temps, de son énergie et de sa vie aux clients et aux missions du moment. Cela menait à rythme de travail, de voyages et de vie absurde, soirées et week-end compris. Mais cela faisait partie de “culture” de la banque d’affaires: il fallait être prêt, à tout moment, à répondre à un email, renvoyer une présentation, faire un aller-retour express à l’autre bout de la planète, rappeler notre impeccable dévouement.
Cette mentalité de larbin et ces hiérarchies écrasantes me pesaient. Même les excellents salaires et les conditions matérielles dont nous bénéficiions me déstabilisaient, bien que ridicules par rapport à ce qu’ils pourraient devenir après quelques années d’expérience.
Comme beaucoup de mes camarades, j’étais constamment fatiguée de ce rythme et encline à me plaindre. Je me lamentais de devoir annuler au dernier moment la grande majorité des dîners, week-ends ou déjeuners qu’il m’arrivait naïvement de prévoir. Puisque mes plans tombaient souvent à l’eau, j’avais fini par ne plus prévoir grand-chose en dehors du travail, me limitant à sortir avec d’autres gens de la banque et calquer mes envies sur les leurs (des restaurants chics en semaine, des aller-retours à New York pour un week-end, des vêtements de marque etc). J’appréciais la chance que j’avais de faire ce travail et prenais la mesure des opportunités professionnelles et sociales qu’il m’offrait. Je me laissais, comme tous les autres, enivrer par le luxe et le pouvoir dans lequel nous baignions, ce sentiment d’être au sommet du monde avant même d’en avoir planifié l’ascension. Mais je savais au fond — et depuis le début — que je n’étais pas faite pour tout cela. Je souffrais de mon manque de liberté, de temps, de marge de manœuvre. J’adoptais des codes et des habitudes qui flattaient mon orgueil mais diluaient ma personnalité. Je ne me sentais pas à ma place. Bref, cela n’aurait pas dû me laisser un bon souvenir.
Il y a quelques mois, pourtant, l’associé senior qui m’avait initialement recrutée m’a invitée à son pot de départ de la Banque. Ne pouvant y assister, j’ai entrepris de lui écrire un petit mot sympathique, dans lequel je me suis surprise à confesser que les trois années que j’y avais moi-même passées avaient été les plus intenses de ma vie et qu’elles faisaient partie des plus belles. Etrangement, c’était vrai.
Car avec du recul, lorsque je repense à ces années, je suis assaillie d’images et de souvenirs extraordinaires : je revois le jardin luxuriant de l’hôtel Camino Real de Santa Cruz, en Bolivie, où, à peine recrutée, j’avais passé deux mois à travailler pour le ministère des Hydrocarbures. Je revois ces longues soirées pendant lesquelles mon camarade de bureau et moi dévorions des sushis livrés dans des boîtes en plastique par les meilleurs restaurants de la ville, les yeux scotchés à notre écran d’ordinateur, allégeant notre peine en écoutant Tom Waits à plein volume. Je ressens encore la tension et l’adrénaline de cette interminable réunion nocturne à Londres au cours de laquelle la ministre des Finances d’Équateur déambulait en larmes et en chaussettes, désespérant de trouver un « deal » avec les investisseurs avant le petit matin. Je revois les centaines et centaines de roses qui ornaient le hobby de l’hôtel Sheraton d’Addis-Abeba, contrastant avec les pathétiques fleurs artificielles des salles de réunion du ministère des Finances éthiopien. J’entends la voix, toujours enthousiaste, de notre conseiller spécial expliquer avec passion les enseignements du papier de recherche qu’il venait de lire dans l’avion, avant de se prendre de panique à la moindre turbulence. Je souris en repensant à la cérémonie de mariage de la nièce du ministre des Finances d’Angola, auquel un collègue et moi avions été invités à goûter une soupe d’asticots gluants. Je nous revois, mon fidèle “co-bureau” et moi, arriver au travail le mercredi matin avec des packs de canettes de Coca, tantôt pour nous remettre d’une longue nuit de travail, tantôt d’une sortie pour laquelle nous avions craqué. Je me souviens de cette escale lamentablement ratée vers la Bolivie qui, malgré le stress et la honte, m’avait fait découvrir Buenos Aires.
Tous ces souvenirs, marqueurs indélébiles des moments forts ayant ponctué trois années de banque d’affaires, viennent désormais se superposer aux moments plus médiocres dont mon quotidien était alors composé. Ce sont ces souvenirs là qui se sont imposés à ma mémoire, gommant par leur éclat les heures d’ennui, de frustration et de fatigue expérimentées au quotidien. Et je ne peux m’empêcher de me demander si l’émotion que me provoquent aujourd’hui ces souvenirs est fidèle à celle que je ressentais sur le moment, ou si elle est passée par le filtre de la nostalgie. Autrement dit, étais-je réellement heureuse lorsque je travaillais à la Banque, ou suis-je seulement heureuse et fière des souvenirs que je m’en suis créés?
Le « moi » de l’expérience et le « moi » du souvenir
« La vie n’est pas ce que l’on a vécu, mais ce dont on se souvient et comment on s’en souvient », écrivait Gabriel Garcia Marquez dans Vivre pour la raconter. C’est cette dissonance entre l’expérience vécue au présent et le souvenir qu’elle nous laisse que le psychologue et prix Nobel Daniel Kahneman a théorisée, mettant en évidence l’existence de deux « moi »: le « moi de l’expérience » (« experiencing self ») et le « moi du souvenir » (« remembering self »).
Le « moi de l’expérience » vit exclusivement dans le présent et expérimente les moments du quotidien avec plus ou moins de plaisir ou de souffrance. C’est le « moi » qui s’ennuie dans une file d’attente interminable, celui qui se délecte d’un plat délicieux ou celui qui crie sur ses enfants le dimanche soir.
Le « moi du souvenir » est le moi qui se souvient, qui revisite le passé et en écrit l’histoire. C’est celui qui se déclare heureux, une fois son nouveau jouet dans les mains, d’avoir fait la queue pendant des heures pour acheter le dernier iPhone, celui qui ne se souvient que de la note salée d’un restaurant, ou qui évoque avec nostalgie les premières années de ses enfants.
Le « moi de l’expérience » vit simplement le présent. Le « moi du souvenir » fabrique des histoires à partir de ce qu’il retient des expériences qu’il a vécues. Et c’est là que les deux « moi » peuvent entrer en conflit : tandis que le « moi du présent » est dans la seule réalité possible, le « moi du souvenir » se construit à partir d’une mémoire hautement sélective et vulnérable à bien des biais cognitifs.
Pour le montrer, Daniel Kahneman s’appuie sur les résultats d’une expérience. Dans la première partie du test, des personnes devaient maintenir leur main immergée pendant 60 secondes dans une eau à 14 degrés. Dans la seconde partie, ces mêmes personnes devaient maintenir leur main dans l’eau à 14 degrés pendant 60 secondes, puis 30 secondes additionnelles dans une eau à présent chauffée à 15 degrés. Quelques minutes plus tard, il leur était demandé de choisir l’expérience qu’ils préféreraient renouveler : la grande majorité choisissait la seconde, bien que quantitativement plus longue et pénible que la première — tremper sa main dans de l’eau à 15 degrés reste désagréable. Comment expliquer ce choix ?
C’est que nous avons tendance, explique Kahneman, à ne retenir de nos expériences que trois types de moment : les moments impliquant un changement, les moments intenses et les moments finaux, c’est-à-dire la façon dont les expériences se sont terminées. C’est à partir de ces marqueurs que nos récits vont se construire. Les moments inhabituels et la façon dont ils se sont terminés vont de ce fait largement influencer le souvenir que nous nous fabriquerons nos expériences.
Ce mécanisme inconscient expliquerait donc que je conserve un grand souvenir de mes années en banque d’affaires, foncièrement laborieuses, absurdes et fatigantes mais ponctuées de moment forts et achevées avec gratitude, tandis que je garde un souvenir désagréable de mon aventure entrepreneuriale suisse, épanouissante au quotidien mais aux « temps forts» modérés et terminée dans la frustration et la déception…
L’incidence de cette dissonance sur nos choix
Nous ne choisissons pas entre plusieurs expériences, explique Kahneman, mais entre plusieurs souvenirs de nos expériences. Et lorsque nous prenons des décisions, c’est le « moi du souvenir » qui est aux manettes. C’est à la lumière des souvenirs que nous nous sommes forgés de nos expériences passées que nous allons évaluer l’attractivité de différents scénarios futurs, puis en choisir un.
Là où cela se complique, c’est que le « moi de l’expérience » et le « moi du souvenir » n’ont pas la même conception du bonheur. Et pour cause : être « heureux dans la vie » (objectif poursuivi par le “moi de l’expérience”) n’est pas la même chose qu’être « heureux de sa vie » (objectif poursuivi par le “moi du souvenir”). Le moi du souvenir se satisfera d’avoir atteint des objectifs, d’avoir gagné de l’argent, atteint un certain statut, acheté une grande maison au soleil. Le « moi de l’expérience », ou « moi du présent », sera quant à lui heureux s’il a le temps de s’adonner à ses loisirs, de voir des amis, de passer du temps en famille. Car contrairement à ce que l’on tend à penser, passé un certain confort, ni le succès, ni l’argent ni la douceur du climat n’auront de réel impact sur le bien-être du « moi du présent ». Le « moi de l’expérience », en revanche, se jugera très probablement plus heureux s’il a pris la décision de déménager au soleil ou d’accepter un job mieux payé, tant cette nouvelle situation lui paraîtra objectivement préférable, sans l’être nécessairement au présent.
Le “moi de l’expérience” et le “moi du souvenir” ne valorisent pas les mêmes choses: alors le premier aspire à une vie dont le quotidien est agréable, le second aspire à une vie dont le récit futur le satisfera.
« L’évaluation et la mémoire sont importantes en soi, parce qu’elles jouent un rôle significatif dans la prise de décision et parce que les gens se préoccupent beaucoup du récit de leur vie. Mais d’un autre côté, un focus exclusif sur les évaluations rétrospectives est intenable si ces évaluations ne reflètent pas fidèlement la qualité de l’expérience effective », écrivait Kahneman en 2005 dans un article intitulé « Vivre sa vie et la penser ».
Or c’est apparemment très souvent ce qu’il se passe : à l’heure de faire nos choix, nous continuons à privilégier le récit de notre vie plutôt que son expérience même. En témoigne par exemple le choix de destinations de vacances, de plus en plus influencé par Instagram (un sondage récent réalisé au Royaume Uni établissait que plus de 40% des jeunes choisissent la destination de leurs prochaines vacances en fonction de leur « instagrammabilité »). Qu’importe qu’il faille jouer des coudes avec des touristes du monde entier pour se prendre en photo au sommet d’une falaise : l’important, c’est la photo, le récit qu’il en restera. En témoignent aussi souvent nos choix de carrière, dont le récit nous comble de satisfaction, (je suis CEO, je voyage beaucoup, je gagne tant etc), mais que nous subissons peut-être au quotidien.
La question, bien sur, est la suivante: que se passerait-il si nous pensions autrement, privilégiant le « moi de l’expérience » plutôt que le « moi du souvenir » à l’heure de faire nos choix ? Opterions-nous pour les mêmes jobs, les mêmes maisons, les mêmes objectifs, les mêmes destinations ?
Cet article est un extrait adapté du livre “Je choisis donc je suis: comment prenons-nous les grandes décisions de notre vie”, paru aux éditions Flammarion en mai 2021.