Comment choisit-on l’homme de sa vie?
L’insoutenable légèreté des émotions
« Quiz Kid Donnie Smith : — I’m sick and I’m in love.
Thurston Howell : You seem the sort of person who confuses the two.
Quiz Kid Donnie Smith : — That’s right. That’s the first time you’ve been right. I confuse the two and I don’t care. » — Magnolia (1999)
Rosalie est une avocate américaine spécialisée en droit pénal. Elle est mère de quatre filles, qu’elle a eues avec son premier mari, un brillant avocat qu’elle a épousé lorsqu’elle avait dix-neuf ans. Pendant longtemps, le tableau a été parfait : le couple vivait dans une vaste maison flanquée d’une belle façade, jouissait d’une vie sociale et mondaine soutenue, tout cela en élevant quatre enfants et poursuivant deux brillantes carrières professionnelles. Mais en 1994, les choses se compliquent lorsque Rosalie est amenée à examiner le dossier d’Oscar Bolin, un ancien routier condamné à la peine de mort pour le viol et le meurtre de trois jeunes femmes. Dès sa première visite à Bolin, Rosalie en tombe amoureuse. À partir de là, elle entreprend de défendre son client bec et ongles, malgré les accusations, preuves et condamnations accumulées à son encontre. Deux ans plus tard, son mari lui pose un ultimatum : soit elle cesse de défendre Bolin, soit il demande le divorce. Elle refuse de renoncer à la défense de son client. Son mari demande le divorce. Rosalie propose alors immédiatement à Oscar Bolin de l’épouser. Ils se marient trente jours plus tard, au cours d’une cérémonie effectuée par téléphone retransmise à la télévision et suivie par 12 millions de téléspectateurs.
Le prix de cette décision est lourd : la jeune femme de trente-six ans perd la garde de ses quatre filles — alors âgées de six à quatorze ans –, son cercle social et sa réputation professionnelle. Mais qu’à cela ne tienne : pendant vingt ans, elle rend visite et envoie de l’argent à son nouveau mari qu’elle défend avec acharnement pour lui éviter la peine de mort. En vain. Oscar Bolin, dont les appels finissent par être tous éconduits et épuisés au terme de dix différents procès, est exécuté le 8 janvier 2016 dans la prison de la Tampa, faisant de Rosalie une veuve.
Comment expliquer l’attraction de cette femme envers un criminel mais aussi son choix de renoncer à sa famille, sa vie professionnelle et sa vie sociale pour se consacrer à un homme condamné à passer le reste de ses jours en prison ? Autrement dit, comment peut-on prendre la décision — et s’y tenir — d’accompagner et soutenir corps et âme un homme accusé d’avoir violé et tué trois jeunes femmes ?
Les pistes possibles sont nombreuses: est-ce une crise personnelle qui a poussé la jeune mère de famille, frustrée par un mariage sans amour et une vie sans piment, dans les bras du dangereux criminel ? Était-ce le besoin d’avoir quelqu’un à sauver qui l’a conduite d’abord dans la cellule de Bolin, puis dans ses bras ? Était-ce la preuve qu’elle souffrait peut-être d’hybristophilie, cette maladie psychiatrique qui pousse certaines personnes — en général des femmes — à ressentir un fort désir pour un criminel ? Ou Rosalie Bolin a-t-elle juste été touchée par l’amour, le vrai, celui qui vous tombe dessus et vous rend aveugle, cet amour contre lequel on ne peut rien mais qui peut tout ?
En 1974, deux chercheurs du nom de Donald Dutton et Arthur Aron eurent l’idée de mettre nos émotions à l’épreuve dans un cadre inhabituel. Ils se placèrent sur deux différents ponts d’une ville de la région de Vancouver, au Canada. Le premier était un pont classique, large et sécurisé, s’élevant à trois mètres au-dessus de la rivière. Le second, le pont Capilano, était un long ouvrage construit de corde et de bois, entouré de végétation et suspendu à soixante-dix mètres au-dessus d’une eau le plus souvent agitée.
L’expérience se déroulait comme suit : une jeune femme au physique attirant avait pour instruction d’arrêter les hommes seuls qu’elle croisait au milieu de chacun des deux ponts. Elle leur expliquait qu’elle effectuait un travail de recherche en psychologie dans le cadre duquel elle aurait aimé leur poser quelques questions rapides. Les jeunes hommes, qui généralement acceptaient, se voyaient alors demander de remplir un court formulaire assez générique, puis d’interpréter une photo représentant une jeune fille se cachant le visage. Une fois le sondage terminé, la jeune enquêtrice leur donnait le numéro de téléphone de l’hôtel dans lequel elle séjournait, « au cas où ils auraient des questions sur l’étude ».
Résultat : 50 % des hommes qu’elle avait interrogés sur le pont Capilano — le plus vertigineux et sauvage des deux — la contactèrent à son hôtel suite à l’expérience, contre seulement 12,5 % de ceux interrogés sur l’autre pont. Plus troublant encore, les interprétations faites par les hommes du pont Capilano de la photo de la jeune fille contenaient davantage de connotations sexuelles que celles des hommes croisés sur le pont plus stable.
Cette étude, qui fut ensuite intitulée « L’amour sur un pont suspendu », visait en réalité à mesurer dans quelle mesure les émotions pouvaient être mal interprétées, voire confondues entre elles. Dans le cas du pont Capilano, il semblerait ainsi que les hommes aient eu tendance à confondre la peur — ou le vertige — ressentie lorsqu’ils se retrouvaient sur la passerelle, avec de l’attraction pour leur interlocutrice.
« Notre cerveau automatique enregistre des réponses physiologiques, mais ne peut pas toujours savoir ce qui les provoque. Tandis que l’amour et la peur semblent être des émotions totalement différentes, notre expérience physique de ces deux émotions peut être assez identique : notre cœur bat plus vite, nos paumes transpirent, nous sentons des papillons dans le ventre. Un coup de foudre ressemblerait en fait beaucoup à la peur de tomber », explique la chercheuse Sheena Iyengar dans sa propre interprétation de l’expérience. Autrement dit, parce que la source de nos émotions peut aisément être mal interprétée, nous fier à ce que nous ressentons, ou croyons ressentir, peut nous conduire dans de mauvaises directions.
Dans le cas du pont Capilano, il semblerait ainsi que les hommes aient eu tendance à confondre la peur — ou le vertige — ressentie lorsqu’ils se trouvaient sur la passerelle, avec de l’attraction pour leur interlocutrice.
Tandis que l’amour et la peur semblent être des émotions totalement différentes, notre expérience physique de ces deux émotions peut être assez identique : notre cœur bat plus vite, nos paumes transpirent, nous sentons des papillons dans le ventre. De fait, le désir serait, typiquement, une émotion pouvant être influencée par des facteurs extérieurs sans que nous en ayons conscience. « Je n’ai pas voulu l’admettre au début, mais ça a été une attraction immédiate. Je ne peux pas le décrire. J’étais assise sur son lit et je suis restée là pendant huit heures. J’en avais le souffle coupé. J’étais fascinée par lui », a expliqué Rosalie Bolin à une journaliste.
Ne serait-il pas possible qu’à l’image de ces hommes suspendus sur le vertigineux pont Capilano, l’avocate ait confondu sa propre peur — rappelons qu’elle se trouvait dans une minuscule cellule avec un violeur meurtrier — avec de l’attraction ?…
La suite de cet article est à lire dans le livre Je choisis donc je suis: Comment prenons-nous les grandes décisions de notre vie, à paraitre aux éditions Flammarion le 12 mai 2021.