L’art (délicat) de choisir

Alors que leur complexité nous dépasse, par quoi laisser nos choix les plus décisifs être guidés?

Sophie Guignard
5 min readJul 7, 2021
Image tirée du film “Donne-moi des ailes”, de Nicolas Vanier

Si l’on croit les experts de toutes sortes, choisir de manière libre et rationnelle relève, pour les faillibles humains que nous sommes, de l’impossible.

D’abord, les neurosciences nous apprennent que nos cerveaux sont constamment manipulés par des biais en tout genre qui nous entraînent malgré nous dans des directions opposées à celles que nous pensions emprunter. Compliquant encore un peu plus les choses, elles nous enseignent que les destinations que nous nous fixons sont elles-mêmes souvent erronées, puisque quand bien même nous arriverions à les atteindre, nous ne serions toujours pas satisfaits. Tout ça parce que la nature ne nous a pas programmés pour le bonheur mais pour la survie et la reproduction, et que les moyens menant à ces dernières — le statut, la beauté, le pouvoir, l’argent, etc. — ne sont en général pas ceux conduisant au bonheur — bien connu, lui, pour dépendre largement de la qualité de nos relations et du sens que nous donnons à notre existence.

Puis la sociologie nous montre combien nos valeurs, notre conception du bonheur et nos objectifs de vie − notamment professionnels− sont influencés — voire conditionnés — par notre culture et notre environnement social, qui aujourd’hui tend à ériger l’émancipation et la réussite individuelles en idéaux absolus.

La psychologie nous rappelle ensuite combien notre histoire personnelle, avec ses traumas, ses blessures mais aussi celles de nos proches, vient embrumer notre jugement, avec à la clé les choix et comportements qui en découlent.

La littérature et la philosophie nous rappellent, enfin, que notre absurde condition d’humains fait de nous des êtres profondément complexes, chahutés en permanence par des forces — au premier rang desquelles l’amour et la peur de la mort — contre lesquelles notre capacité de réflexion est une arme bien dérisoire.

Autrement dit, la question des bons choix est bien trop large et l’équation qui les sous-tend bien trop complexe pour pouvoir être résolue de manière purement rationnelle. Pourquoi, dès lors, ne pas tenter de chercher ailleurs ? S’il est illusoire de croire que nous pouvons prendre nos décisions les plus importantes de manière rationnelle, sur quoi peut-on encore s’appuyer ? Face à tant de pièges, d’imperfections et d’incertitudes, comment « bien décider » ?

Un art délicat et purement esthétique

Scène de Merlin l’enchanteur pendant laquelle Arthur apprend à voler.

Une scène du dessin animé Merlin l’Enchanteur de Walt Disney montre le petit Arthur accoudé à une fenêtre, les yeux rivés vers le ciel. « J’ai bien souvent rêvé que je savais voler », soupire-t-il avec regret. Merlin, son mentor, le transforme alors discrètement en oiseau. Dès qu’il s’en aperçoit, Arthur saute de joie et sans attendre s’élance dans les airs. Merlin le rattrape de justesse, lui rappelant qu’il doit d’abord apprendre à voler. Arthur revient s’installer sur le rebord de la fenêtre, tandis que le sorcier entame sa leçon magistrale sur les « principes mécaniques des ailes des oiseaux », pensant utiliser le hibou Archimède comme support pédagogique. « Ces longues plumes s’appellent les rémiges. Elles sont destinées à la sustentation…, commence-t-il à expliquer, déployant simultanément une aile du petit rapace.

– Eh, depuis quand êtes-vous si calé en rémiges, messire Merlin ? », l’interrompt, agacé, le hibou Archimède.

La discussion se poursuit :

« Merlin : — L’anatomie des oiseaux et leur aérodynamique n’ont pas de secret pour moi.

Archimède : — Mais je suis un oiseau moi, je suis donc plus expert qu’un humain.

Merlin : — Trop bien, messire je sais tout. C’est votre élève, faites-le voler.

Archimède [se tournant vers Arthur] : — Je prétends que voler a toujours été plus que l’application de principes mécaniques. C’est un art délicat. Purement esthétique. De la poésie en mouvement. La meilleure façon de l’acquérir, c’est de l’exercer. Aussi, nous commencerons par un plongeon du haut de cette tour.

Après quelques secondes chaotiques, Arthur se détend peu à peu et, sur les conseils d’Archimedes, cesse de lutter contre les courants pour les utiliser, parvenant ainsi à trouver son équilibre, et se laisser joyeusement porter par les airs.

Il est bien sûr aujourd’hui possible, en en analysant les mécanismes, de comprendre comment volent les oiseaux. L’observation scientifique de ce phénomène a même permis à l’homme de faire voler des avions. De la même manière, il semble possible, en en analysant les mécanismes, de comprendre comment nous prenons des décisions. Là encore, l’observation méthodique des processus à l’œuvre permet de proposer des outils, des conseils, voire des méthodologies destinés à nous aider à faire de meilleurs choix. Certains appellent cela « la science des décisions ».

Pourtant, plus ce livre avance, plus il me semble évident, à l’instar du hibou Archimède, que décider ne peut se résumer à la simple application de principes mécaniques. Qu’il s’agit, là aussi, d’un « art délicat, purement esthétique, de la poésie en mouvement ». Car si la science a effectivement été capable de fabriquer un avion en observant le vol des oiseaux, aurait-elle été capable de faire l’inverse ? Aurait-elle pu, à partir d’un avion, créer un oiseau ? Imaginer la perfection physique et esthétique d’un colibri ? Exprimer la poésie d’une hirondelle ?

De même, la science est aujourd’hui capable de nous expliquer pourquoi nos comportements sont parfois irrationnels. Elle peut nous donner des outils pour mieux nous comprendre, donc — en théorie — mieux choisir. C’est une avancée immense. Ce qu’elle ne peut pas faire, en revanche, c’est inventer les questions que nous allons nous poser et les options que nous allons considérer lorsqu’il nous faudra choisir une voie. Autrement dit, si la science peut nous aider à ne pas faire fausse route, elle ne peut et ne pourra jamais tracer notre chemin à notre place.

Bien choisir sa vie, dès lors, ne peut être le résultat d’un raisonnement purement scientifique, expert ou rationnel. L’aptitude à faire de « bons choix » doit, me semble-t-il, passer par autre chose : par l’approfondissement de certaines sciences et ce qu’elles nous apprennent de notre fonctionnement, certes, mais aussi — et surtout — par le perfectionnement d’un art. Par le développement de notre capacité à trouver de bonnes réponses, bien sûr, mais aussi — et surtout — de celle à poser de bonnes questions. Par l’amélioration de notre aptitude à savoir réfléchir intelligemment, certes, mais aussi — et surtout — de celle consistant à savoir quand arrêter. Par l’accroissement de notre une capacité à comprendre, mais aussi — et surtout — celle d’inventer et de croire.

Par la culture, en somme, de trois vertus cardinales : l’intuition, la curiosité et la confiance.

Cet article est un extrait adapté du livre “Je choisis donc je suis: comment prenons-nous les grandes décisions de notre vie”, paru aux éditions Flammarion en mai 2021.

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Sophie Guignard
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Written by Sophie Guignard

Auteure et entrepreneure dans les médias. J’écris pour comprendre pourquoi on fait ce qu’on fait.

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