Faut-il se fixer des objectifs pour réussir sa vie?
(Et si oui, lesquels?)
“You’ve been told to follow your dreams, but what if it’s a stupid dream?” — Stephen Colbert, dans son discours d’adresse aux étudiants de la Northwestern University en 2011.
Alors que Roland Garros vient de commencer, Djokovic, Nadal et Federer arrivent -évidemment- tous avec un objectif en tête. Le premier veut reprendre sa place, le second veut défendre son royaume, le troisième espère consolider sa légende en grattant tout ce qu’il pourra. Mais est-ce uniquement cette obsession pour le résultat qui les fait vraiment jouer si bien et depuis si longtemps? Retour sur la leçon Agassi.
En 1992, André Agassi 22 ans, gagne Wimbledon pour la première fois. C’est ce pour quoi il s’entraine depuis son plus jeune âge, lui qui tapait déjà 2500 balles par jour à l’âge de sept ans. Pendant un bref moment, alors qu’il brandit son trophée au dessus de sa tête, il est fier et satisfait. Il imagine qu’il est arrivé. Puis cela redescend, aussi rapidement que c’est monté. “Je n’ai pas le sentiment que Wimbledon m’ait changé. En fait, je me sens comme si on venait de me révéler un vilain petit secret: gagner ne change rien”, écrit-il dans ses mémoires.
On nous répète souvent à l’envi que la réussite passe par deux conditions : celle de se choisir des objectifs clairs et ambitieux, et celle de persévérer, coûte que coûte. Il s’agit de viser haut, puis de ne jamais abandonner.
Admettons que cela soit la meilleure manière de réussir sa vie; se pose alors une question fondamentale : comment choisir et fixer ces objectifs ? À quoi décider d’aspirer suffisamment fort pour être capable de persévérer jusqu’à l’avoir obtenu ? Car si la persévérance est la clé du succès, mieux vaut choisir un objectif qui nous semblera tout aussi désirable dans un an que dans dix, vingt ou trente ans et qui nous comblera durablement de bonheur et de satisfaction lorsque nous l’aurons atteint. Or comment savoir aujourd’hui ce qui nous rendra heureux demain ? Comment savoir si l’objectif que nous nous fixons aujourd’hui ne deviendra pas un piège plutôt qu’un moteur ? Comment savoir s’il nous permettra de nous réaliser plutôt que de nous enliser dans un but qui, quelques années plus tard, ne nous correspondra peut-être plus, nous paraîtra absurde ou se sera transformé en une obsession aveuglante ?
Dans Et si le bonheur vous tombait dessus, le psychologue et professeur de l’université d’Harvard Daniel Gilbert explique pourquoi nous sommes de piètres prédicateurs de ce qui nous rendra heureux dans le futur. « Nous traitons nos futurs nous-mêmes comme s’ils étaient nos enfants, passant la majorité de nos heures de la majorité de nos jours à construire des lendemains, qui, nous l’espérons, les rendront heureux. » Puis les lendemains arrivent, et la déception avec.
« Comment [nos futurs nous] peuvent-ils être déçus alors que nous avons accompli nos objectifs tant convoités, et pourquoi ont-ils autant le vertige lorsqu’ils arrivent précisément à l’endroit que nous avons tout fait pour qu’ils l’atteignent ? Y a-t-il quelque chose qui cloche chez eux ? Ou y a-t-il quelque chose qui cloche chez nous ? », écrit Dan Gilbert dans son ouvrage.
Faire des choix signifie, précisément, se tourner vers le futur, choisir aujourd’hui pour la personne que nous serons demain. Nous faisons des études, nous épargnons, nous échafaudons des stratégies de carrière, nous nous entrainons dur, nous nous fixons des objectifs de revenus, nous nous marions, nous faisons des enfants et bien d’autres choses encore en imaginant que cela nous rendra heureux. Nous pensons nous connaître et savoir ce dont la personne que nous serons plus tard aura besoin. Et nous nous trompons copieusement.
Selon le professeur d’Harvard, qui s’appuie sur ses travaux et ceux de centaines de chercheurs avant lui, notre cerveau a en réalité une capacité aussi limitée à imaginer le futur qu’à prévoir lequel, parmi les futurs possibles, il va préférer. L’une des raisons susceptibles d’expliquer pourquoi nous nous trompons dans nos projections aurait à voir avec notre tendance à surévaluer l’impact qu’auront certains événements sur notre bonheur futur : nous imaginons que nous serons enfin heureux quand nous aurons pu remporter tel ou tel championnat, acheter grande maison avec piscine, quand nous serons devenus directeur de ci ou de ça, quand nous aurons eu 2,5 enfants, quand nous aurons davantage de temps pour nous adonner à nos loisirs, quand notre corps sera plus sexy et nos vacances plus glamour, etc. Mais ce n’est pas le cas.
L’expert en psychologie positive Tal Ben Shahar a créé le terme d’« illusion d’arrivée » (« arrival fallacy ») pour expliquer le vide que peuvent provoquer certains accomplissements. Selon lui, « l’illusion d’arrivée » est cette idée qui consiste à croire que nous serons durablement heureux lorsque nous aurons réussi à atteindre un objectif. C’est ce qu’il a lui-même expérimenté après avoir remporté le tournoi dont il rêvait alors qu’il était un jeune champion de squash : au bonheur et à la fierté de la victoire ont rapidement succédé le vide et, de nouveau, la pression. Précisément celle dont il avait cru pouvoir se débarrasser en décrochant le titre pour lequel il s’était tant entraîné.
Dans une étude menée en 1998, Dan Gilbert parvient à la même conclusion. Des professeurs ayant décroché ou raté un poste d’enseignant-chercheur au cours des cinq années précédentes se voyaient demander d’évaluer leur niveau actuel de bonheur. « Pour la plupart d’entre eux, décrocher un poste d’enseignant-chercheur est une sorte de Graal : c’est synonyme de statut et de sécurité financière », explique Dan Gilbert, laissant entendre que les participants ayant obtenu un poste devraient théoriquement être plus heureux que leurs confrères moins chanceux. Eh bien non : les niveaux de bonheur rapportés par les participants étaient approximativement les mêmes pour tous, qu’ils aient eu le poste convoité ou non. Pourtant, lorsqu’il avait été demandé à chacun, en amont, d’estimer le bonheur que leur procurerait cet accomplissement, tous l’avaient considérablement surestimé, et ce à la fois en intensité et en longévité, imaginant à tort que la satisfaction qu’ils en retireraient serait non seulement plus intense mais aussi qu’elle le serait durablement.
Le problème, nous dit Gilbert, est que ces prédictions de durabilité sont précisément celles sur lesquelles nous misons lorsque nous planifions notre vie et choisissons nos objectifs. « Les gens investissent dans des relations monogames, se plient à des régimes alimentaires raisonnables, se font vacciner, investissent en bourse et évitent les drogues parce qu’ils reconnaissent que maximiser leur bonheur implique non seulement de prendre en compte l’impact immédiat de ces actes sur leur bien-être, mais aussi, et de manière plus importante, l’impact qu’ils en attendent à plus long terme. »
Autrement dit, lorsque nous voulons quelque chose, nous sommes capables de nous en donner les moyens. Le problème, c’est que nous poursuivons souvent le mauvais lièvre. Dit plus simplement encore, le problème, à l’heure de nous fixer des objectifs, ne serait pas tant notre manque de volonté que notre manque de lucidité…
Comment, dès lors, se fixer les “bons” objectifs?
Et bien en choisissant des objectifs dont la poursuite sera gratifiante en soi et pour soi, que les résultats soient atteints ou non. En optant pour les options qui ne supposeront pas d’hypothéquer notre présent dans la perspective d’un futur meilleur et dont on croit qu’il commencera lorsque nous aurons enfin atteint notre but. Autrement dit, en choisissant des études, une carrière ou un projet au moins autant pour ce qu’ils nous apporteront au présent que ce que nous en attendons à l’avenir. Car si remporter Wimbledon ou Roland Garros ne rend pas durablement plus heureux, autant qu’on trouve de la satisfaction à s’entrainer et à jouer. Ou du moins qu’on y trouve un certain sens.
Et c’était bien le problème d’André Agassi. “Je déteste et ai toujours détesté le tennis”, écrit-il encore et encore dans son autobiographie Open. Car le tennis n’était pas son choix mais celui de son père, qui l’a contraint à jouer dès sa plus tendre enfance. C’est la raison pour laquelle le jeune André a longtemps eu le sentiment de subir sa vie — et a montré sa frustration comme il pouvait, c’est à dire avec des mules multicolores, un short en jean et son comportement explosif -, y compris dans les moments de gloire. Et puis un jour, alors qu’il touchait le fond et s’apprêtait à se retirer du circuit (il ratait tous ses matchs, était sorti du top 100, avait sombré dans la drogue et était en plein divorce), il a choisi de continuer. Et de choisir le tennis. Parce qu’au fond, c’est ce qu’il savait faire de mieux. “Je déteste le tennis plus que jamais. Mais je me déteste encore plus. Je me dis: tu détestes le tennis, et alors? (…) Faire ce que tu détestes, mais le faire bien et avec entrain est peut-être le but”, raconte t’il dans ses mémoires lorsqu’il revient sur cet épisode de 1997.
A partir de là, son approche et son comportements changent. Il remonte doucement la pente, s’entrainant sur des circuits parallèles. Et puis il finit par gagner Roland Garros en 1999, à 29 ans, cinq ans après sa victoire à Wimbledon. Sauf que cette fois, la victoire a un gout différent. “Je lève mes bras et ma raquette tombe sur la terre battue. Je pleure. Je me gratte la tête. Je suis terrifié de voir combien c’est bon. Gagner n’est pas supposé être aussi bon. Gagner n’est pas supposé avoir tant d’importance. Mais ça en a. Je ne peux pas m’en empêcher, je suis fou de joie et de gratitude (…). Je quitte le court, envoyant des baisers dans toutes les directions, un geste qui vient du coeur et exprime à mon sens la gratitude qui monte en moi, l’émotion qui semble être à la source de toutes les autres. Je me promets que je vais faire ça à partir de maintenant: que je gagne ou que je perde, je vais envoyer des baisers aux quatre coins de la terre, pour remercier tout le monde”, écrit-il dans sa biographie. Le tennis n’est plus son fardeau mais son choix, alors il commence à l’aimer. Et gagner n’est plus l’unique but de ses efforts: c’est une récompense et un privilège.
Suite à sa victoire à Roland Garros, André Agassi a été finaliste à Wimbledon (laissant le titre à Pete Sampras), puis a remporté l’US Open dans la foulée, terminant numéro 1 mondial. Cette même année, il a débuté sa relation avec Stefi Graff, avec laquelle il est toujours marié. Il a continué à jouer jusqu’à devenir l’un des plus vieux joueurs du circuit, pour finalement se retirer à 36 ans à cause de ses problèmes de dos.
— A quoi te sert d’apprendre à jouer de la lyre puisque tu vas mourir?, aurait demandé son compagnon de cellule à Socrate, peu avant l’exécution de ce dernier. — A jouer de la lyre avant de mourir, aurait répondu le sage. La joie, parfois, est un bon choix. Nadal, Federer et Djokovic doivent en savoir quelque chose.
Cet article est un extrait adapté du livre “Je choisis donc je suis: comment prenons-nous les grandes décisions de notre vie”, paru aux éditions Flammarion en mai 2021.