Comment choisir sa vie?

Sophie Guignard
11 min readApr 25, 2019

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Que faire de notre temps? Comment choisir ce à quoi le consacrer, et, au passage, réussir sa vie?

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Il y a quelques mois, je me suis auto-virée de ma start-up: les choses ne se prenaient pas le chemin que j’avais imaginé et la situation devenait de plus en tendue avec mes partenaires.

Un matin je suis allée au travail avec l’idée d’avoir une discussion déterminée avec eux sur notre futur commun. À 14h, j’étais de retour chez moi. Sans job. Sans projet. Sans dessus-dessous.

Soudain, néanmoins, j’avais du TEMPS.

Naturellement, je n’étais pas préparée à un tel privilège et à 18h j’avais donc déjà envoyé une candidature -désespérée- pour une mission de conseil, accepté d’aider un ami dans sa nouvelle aventure entrepreneuriale, étais en discussion pour des mandats en freelance et envisageais reprendre l’allemand (c’est dire). Par chance, les vacances de Noël arrivaient, ce qui me permettrait de ne pas me sentir plus au chômage que le reste de mon entourage.

Les vacances touchèrent à leur fin. Tous repartirent là où ils devaient être. Je suis restée chez moi. Je n’ai pas décroché la mission de conseil. J’ai commencé à travailler sur les projets freelance, avec une motivation de plus en plus fébrile. J’ai passé des entretiens pour des “vrais” jobs, avec un scepticisme de plus en plus insolent. Et bien que je me félicitais d’arriver à profiter, dans une certaine mesure, d’avoir enfin du temps, je me sentais de plus en plus égarée.

C’est alors que j’ai pris une décision révolutionnaire: celle de me calmer. De prendre un peu de ce si précieux temps non pas pour le remplir d’actions sans conséquences ni perspectives, mais pour réfléchir à ce que je voulais en faire. Pas seulement du temps présent, disponible maintenant, mais du temps restant.

Bonne question: que faire de notre temps? Comment choisir ce à quoi nous voulons le consacrer? Comment établir ses priorités et -simplement- réussir sa vie?

Malgré de longues heures de lecture, de discussions, de déambulations, de ski de fond avec, en filigrane, un peu de réflexion, je ne suis évidemment arrivée à aucune recette. Mais elles m’ont permis de découvrir quelques pistes qui m’ont semblées utiles et dignes d’être partagées.

« The future will belong to those who can innovate — and innovation comes from knowing when to slow down » - Carl Honoré

L’approche de l’écrivain: écrire son histoire en (re)connaissant la fin

Pourquoi ne pas commencer le travail par la “Fin” et admettre une bonne fois pour toutes que le temps est ce que nous avons de plus précieux, voire tout ce que nous avons. La mort est une perspective si troublante que nous faisons tout pour l’ignorer, vivant nos vies comme si elles ne s’arrêteraient jamais. Nous nous limitons bien souvent à des choix de court terme, comme si leur somme, au bout du compte, ne constituait pas notre long terme. Dans son livre “Thrive”, Arianna Huffington rappelle combien il est important de ne pas nier notre mortalité mais de l’utiliser comme baromètre: “si nous voulons redéfinir ce qu’est une vie réussie, nous devons intégrer la certitude de la mort dans notre quotidien”. La mort nous oblige à nous interroger sur le sens de notre existence, à réaliser que tout ce que nous faisons compte.

Admettre que le temps n’est pas réversible aide également à établir des priorités: lorsque j’ai pris conscience que mon fils n’aurait plus jamais 1 an, ou 2, ou 3, ou 4 ans (apparemment ça ne marche plus après un certain âge, raison de plus), mes priorités ont considérablement commencé à changer.

L’approche minimaliste: Libérer de la place

Comme toute ressource limitée et non renouvelable, le temps devrait être à la fois minutieusement controlé et soigneusement alloué aux personnes et aux occupations qui le méritent. Ce qui suppose de leur faire de la place. Dans le documentaire “ Minimalism. A documentary about the important things», Joshua Fields Millburn et Ryan Nicodemus expliquent comment ils ont radicalement changé leur vie en se débarrassant de tout ce qui, dans leur vie, n’avait aucune utilité et ne servait aucun but: depuis les piles de vêtements non portés jusqu’aux activités qui ne leur procuraient aucun plaisir, en passant par les objets superflus (Ikea en prend pour son grade) et celles qui, parmi leurs relations, leur paraissaient déséquilibrées ou inintéressantes.

Loin d’un délire hippie réactionnaire, le minimalisme tel qu’ils le présentent ne consiste pas à se déposséder à tout prix, mais bien à “se débarrasser de tout ce qui est en excès pour se concentrer sur l’essentiel”. Il s’agit, à travers cette philosophie, de supprimer tout ce qui n’apporte aucune valeur à notre vie afin de libérer notre espace, notre temps et notre attention pour ce qui est véritablement important.

L’organisation à la Warren Buffet: Libérer du temps (et le prendre)

« I better be careful with (time), okay, there’s no way I will be able to buy more time »- Warren Buffet dans l’émission de Charlie Rose en 2018

Dans une émission populaire américaine de 2017, on voit Bill Gates s’amuser de l’agenda étonnement vide de Warren Buffet. Avant de préciser que ce détail est volontaire, car Buffet souhaite consacrer un maximum de son temps à lire et réfléchir, deux activités qu’il a érigées en priorités absolues (et certainement à la source de son succès).Ce que cela traduit avant tout, c’est qu’être systématiquement occupé, ou, à l’inverse, relativement disponible, est toujours une décision. Peu importe l’importance de la personne concernée.

“It’s not a proxy of your seriousness that you have filled every minute in your schedule”- Bill Gates

La seule manière de s’assurer de faire ce que nous voulons vraiment faire est d’y consacrer du temps. Autrement dit, d’organiser ses journées, ses semaines et sa vie de manière à ce que nos priorités restent des priorités, et que rien ne vienne les entraver. Cela peut paraître évident, mais combien de fois avons-nous laissé l’urgent passer avant l’important? Combien de fois avons-nous renoncé à l’opportunité d’aller chercher nos enfants à l’école pour aller faire des courses, trainé dans une réunion qu’on savait inutile au lieu de terminer un travail, sacrifié un dîner en amoureux pour une invitation peu prometteuse à laquelle nous n’avons pas su dire non, fait du rangement un dimanche ensoleillé au lieu d’aller se promener…

Le temps est élastique: peu importe combien nous en avons: nous allons l’occuper. Mettre en place des règles et des routines non négociables, bloquer du temps pour les activités et les relations qui nous apportent de la joie ou de la satisfaction devrait empêcher toute activité non prioritaire de prendre leur place.

L’approche par la cohérence: le filtre des valeurs

Faire des choix difficiles suppose de se poser des questions difficiles. Mais comment s’assurer que nous nous posons les bonnes?

C’est lorsque Joshua Millburn et Ryan Nicodemus (nos amis “Minimalistes”) ont réalisé qu’ils ne savaient même plus ce qui était important pour eux qu’ils ont entrepris leur ambitieux ménage. Avec pour méthode de s’interroger sur la raison d’être de chaque composante de leur vie, et ne garder que ce qui, à leurs yeux, leur apporterait de la valeur ou de la joie.

Ce qui représentait, à l’origine, une méthode efficace de tri, est peu à peu devenu une méthode efficace de prise de décision: lorsque plusieurs possibilités s’offrent à eux (choisir tel ou tel job, vivre à la ville ou à la campagne, acheter tel objet ou pas, s’engager dans telle activité plutôt qu’une autre etc), ils se fixent désormais pour règle de choisir l’option la plus cohérente avec leurs valeurs profondes, qu’ils utilisent ainsi comme boussoles en temps de doute.

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L’impératif de Nietzsche: “deviens ce que tu es”

« Que dit ta conscience? Tu dois devenir celui que tu es » - F. Nietzsche. Le Gai Savoir

Dans un Ted Talk consacré à la prise de décision, la philosophe Ruth Chang souligne qu’il est essentiel de se forcer à faire des choix difficiles et de s’y tenir, car cela dessine la personne que nous sommes en train de devenir. En d’autres termes, nous sommes le résultat de nos choix, grands et petits. Certains choix sont importants, d’autres triviaux. Certains sont bons, d’autres mauvais. Ce qui importe, finalement, est d’exercer notre pouvoir de décision, d’être les auteurs de notre vie plutôt qu’en être les personnages à la dérive (les “drifters”).

Selon elle, les “drifters” laissent le monde écrire l’histoire de leur vie à leur place. Ils laissent des “mécanismes de récompense et de punition — petites tapes sur la tête, appréhension, la facilité d’une option- déterminer ce qu’ils font”. Ce que démontrent les choix difficiles, selon elle, est la “capacité de certains à se ranger corps et âme derrière une option plutôt qu’une autre, et, se faisant, de décider de la personne qu’ils veulent devenir”.

Souvent, deux options se valent dans le sens où aucune n’est meilleure que l’autre (ex: vivre à la campagne vs vivre à la ville). Il n’y a, objectivement, pas de “meilleure” option. Dès lors, le bon choix sera celui que nous ferons délibérément. Celui qui sera, là encore, le plus cohérent avec la personne que nous souhaitons être, le plus en ligne avec les valeurs que nous voulons que notre vie reflètent.

L‘approche des tremplins: le filtre de la curiosité

Si nous voulons éviter de craquer à 40 ou 50 ans, accusant notre mari, notre ville, notre job, nos enfants, nos parents etc pour notre vie de compromis, de potentiel gâché et de soi-disant rêves abandonnés, il semblerait qu’il soit temps de fixer des objectifs clairs.

Pendant longtemps -et même au moment de débuter cet article-, j’ai effectivement cru essentiel de devoir fixer des buts précis, des objectifs vers lesquels tendraient stratégiquement mes décisions. Mais cette philosophie me semble de plus en plus éloignée de ma personnalité, et de moins en moins attractive. L’ambition ne devrait pas se mesurer uniquement à l’ampleur des objectifs fixés, pas plus que réussir sa vie ne devrait dépendre de notre capacité à les avoir atteints.

Dans cet article, le bloggeur Michael Simmons explique que la clé d’une vie réussie pourrait justement être de ne pas se fixer d’objectifs trop ambitieux. D’abord, parce qu’à mesure que nous avançons, nous changeons, ainsi que nos priorités. Nous pourrions donc finir piégés dans des objectifs qui ne sont plus les nôtres, mais trop difficiles à abandonner en cours de route de peur de voir tous nos efforts gâchés. D’autres raisons justifiant cette position incluent le risque de myopie (à ne se concentrer que sur l’objectif, nous ne voyons pas tout ce qu’il y a autour), le risque de poursuivre le mauvais lièvre, de perdre confiance en cas d’échec, de frustrer notre curiosité et de perdre des occasions d’apprendre et d’évoluer.

Dans le livre de Kenneth Stanley and Joel Lehman, Why Greatness can not be planned, les auteurs affirment que lorsque les étapes séparant l’endroit où nous nous trouvons de l’endroit où nous voulons arriver sont trop nombreuses et confuses (autrement dit, quand nous ne savons pas bien où nous voulons aller), un autre modèle est plus intéressant: celui qu’ils appellent le “stepping stone model” (le modèle des tremplins). Plutôt que de fixer des objectifs ambitieux et des étapes intermédiaires, ils suggèrent d‘avancer par petits pas audacieux en direction de l’inconnu à chaque fois que l’opportunité se présente. Comme l’expliquait Steve Jobs dans son célèbre discours aux étudiants de Stanford, c’est seulement après coup que les liens apparaitront, que le chemin parcouru aura du sens.

Enoncé de manière encore plus simple, à l’heure de choisir un chemin plutôt qu’un autre, ils recommandent d’utiliser le “filtre de la curiosité” plutôt que le “filtre des objectifs”. C’est ce prisme, qui, selon eux, a le plus de chances de déboucher sur une vie intéressante. Bien loin de créer des promeneurs égarés, cette approche a l’immense potentiel d’émanciper la curiosité, d’encourager les réflexions complexes, et, selon eux, d’apporter d’authentiques révélations.

“Behind any serendipitous discovery there’s nearly always an open-minded thinker with a strong gut feeling for what plan will yield the most interesting results.” — Kenneth Stanley & Joel Lehman

L’approche de l’impact investment

Dans le secteur de la philanthropie, les décisions des donateurs sont de plus en plus guidées par un indicateur principal (bien que très difficile à mesurer): l’impact.

Puisque le temps est la denrée la plus précieuse que nous ayons, et par conséquent, que nous puissions offrir, pourquoi ne pourrions-nous pas lui appliquer la même logique? Pourquoi ne pas choisir telle ou telle alternative en fonction de l’impact qu’elle pourrait avoir sur notre bien-être, sur nos relations, sur notre santé, sur nos enfants, etc ? Utiliser ce filtre aiderait probablement une jeune maman à choisir entre un congé parental prolongé -au risque hélas bien souvent de risquer son poste- et un travail ne lui apportant pas grande satisfaction. Ou aiderait peut-être une personne sans emploi à choisir d’aller marcher quelques heures dans la nature plutôt que de rester devant son ordinateur à rafraichir compulsivement sa connexion Linkedin. Ou un avocat à choisir entre une carrière dans une ONG ou dans un cabinet de droit des affaires. Dans tous ces cas de figures, le temps et l’énergie investis seraient à peu près les mêmes, mais leurs résultats et leur impact seraient totalement différents.

Car que se passerait-il si, au lieu de chercher à tout prix à être heureux, nous cherchions avant tout à être utile? Notre bonheur n’en découlerait-il pas? Tout comme le succès, le bonheur ne peut être que la conséquence d’une vie réussie, et non sa source.

Faire davantage, essayer d’avoir un impact sur notre entourage est ce qui peut donner du sens à notre vie, et, par effet de manche, nous rendre plus heureux.

“Agis donc, non pour le fruit attendu, mais pour le plaisir de l’action. Vis, non pour le bonheur, mais pour vivre. C’est le seul bonheur en vérité: le bonheur en acte, c’est l’acte même comme bonheur.” — Michel de Montaigne

L’approche “My way”

Naturellement, ces théories peuvent paraître plus faciles à décrire qu’à appliquer (et encore..). Mais vivre intentionnellement n’est peut-être pas si compliqué. Peut-être que cela ne requiert finalement ni une volonté, ni une rigueur, ni une discipline hors du commun. Il se peut même que le courage soit lui-même surévalué. Car à la lumière des ces réflexions, la seule chose qui me semble finalement vraiment requise pour réussir sa vie est la confiance.

La confiance: soit cette force paisible qui nous permet de prendre des décisions davantage en ligne avec notre personnalité qu’avec notre environnement. Cette connaissance de soi qui nous prompt à renoncer à des récompenses rapides et égocentriques, comme, trop souvent, l’argent et le pouvoir, pour parier sur de réels accomplissements de long terme, tels que des relations épanouies et des projets qui nous tiennent à cœur. Cette foi candide en la vie qui nous embarque dans de gigantesques aventures sans que nous en ayons véritablement mesuré les enjeux, comme faire un enfant, ou épouser une personne que nous connaissons à peine. Cette énergie vitale qui, simplement, nous fait faire.

Cette intuition profonde, finalement, qu’une vie réussie est peut-être tout simplement une vie vraiment vécue. Le genre de vie sur laquelle nous pourrons nous retourner quand elle sera terminée et dont nous pourrons nous dire que nous l’avons vécue “à notre manière”.

Bonne chance.

Sophie Guignard a été banquière d’affaires, avant de diriger un magazine culturel à Buenos Aires puis de rejoindre la rédaction du Monde, à Paris. Elle a ensuite co-fondé Heidi.news, à Genève, et La Fabrique des Histoires, à Annecy. Je choisis donc je suis est son premier livre. (Sortie le 12 mai, aux éditions Flammarion)

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Sophie Guignard
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Written by Sophie Guignard

Auteure et entrepreneure dans les médias. J’écris pour comprendre pourquoi on fait ce qu’on fait.

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