A la poursuite du projet professionnel…
Comment définir son projet professionnel quand on 20 ans (et pas encore vraiment envie d’y réfléchir)?
Depuis que je suis retournée vivre dans la ville où, il a quelques années, j’ai fait ma “prépa», je suis sollicitée par mon ancien lycée pour parrainer des étudiants de deuxième année. C’est à dire pour les aider à préparer leurs oraux d’entrée aux grandes écoles de commerce.
Plus précisément, puisque c’est le point qui les angoisse le plus, il s’agit de les aider à définir leur «projet professionnel », du moins celui qu’ils devront défendre devant un jury qui leur demandera d’expliquer où ils se voient travailler à la sortie de l’école, voire dans 10 ans.
Mais voilà, ils ont 20 ans -voire moins, viennent de passer deux ou trois ans à faire des équations et lire des bouquins -pour la plupart écrits aux siècles derniers, et les dix-huit années précédentes à grandir (manger, dormir, jouer, apprendre, discuter sur WhatsApp etc…). Inversement, ils sont à l’aube de quatre intenses années de fêtes, de découvertes (en tout genre), d’échanges (en tout genre), de voyages, de stages et de questionnements (en tout genre). A ce stade, donc, pour beaucoup d’entre eux, l’école n’est pas un moyen, mais une fin, et formuler un projet professionnel revient plus ou moins à monter un grand numéro de claquettes.
Cette année, j’ai donc décidé d’arrêter de leur parler des cabinets de conseil en stratégie, des banques d’affaires, du business development, de l’entrepreneuriat social, du marketing digital, voire, les jours où je me sens cool, des nouveaux jobs made in the Valley tels que chief product officer, growth hacker, data storyteller, innovation alchemist, customer relationship advocate, chief evangelist ou happiness engineer (il est même arrivé à Microsoft de publier une annonce pour un poste de « Galactic Viceroy of Research Excellence »). Et, plutôt que de leur détailler mon expérience du monde du travail (qui, by the way, ressemble à tout sauf à un projet professionnel), j’ai choisi de partager avec eux ce que j’ai moi-même vécu lorsque j’étais à leur place, et, surtout, ce que j’en ai compris, quelques années plus tard, lorsque je me suis retrouvée de l’autre côté de la table.
Voici donc, chers “filleuls” existants et imaginaires, ce que je peux vous dire de l’exercice.
Le pire projet professionnel de toute l’histoire des entretiens
Je suis arrivée à l’oral de l’école que je visais un beau matin de juin 2002, après avoir passé quelques entretiens dans plusieurs autres écoles. J’étais -à peu près- prête. Sauf qu’au moment de la question tant redoutée (“avez-vous un… projet professionnel”?), je n’ai soudainement plus su quoi raconter.
C’est alors qu’à ma grande surprise, je me suis embarquée dans une histoire sortie de derrière les fagots, avec aucune idée de là où elle nous mènerait (si ce n’est le mur). L’histoire était la suivante: l’été précédent, j’avais passé un mois en Afrique du Sud, accueillie par oncle et ma tante. Au cours d’un week-end, nous étions allés visiter une résèrve de chiens sauvages (des sortes de hyènes). Ce refuge, apparemment spécialisé dans le sauvetage d’espèces à la fois menacées et moches -ce qui n’aidait en rien leur mission-, prenait également soin de vautours qui s’étaient blessés en percutant des fils électriques. Il s’avérait en effet que lorsque les vautours, dont la vue est extrêmement performante, sont concentrés sur une proie, ils ne voient soudainement plus rien de ce qui les en séparent. D’où les collisions. Face à a multiplication de ces accidents (et les dégâts potentiels qu’ils causaient à leur réputation), il nous fut raconté qu’une entreprise de télécommunication locale avait installé de gros ballons roses sur les fils éléctriques, dans le but d’attirer, malgré leur concentration intense, l’attention des vautours pendant leur vol.
C’est donc cette histoire que je me suis vue raconter, avec moult détails et beaucoup d’enthousiasme, à ce cher jury dont la perplexité devenait palpable. Et pour cause: visiter des refuges pour hyènes et vautours esquintés au fin fond de la savane ne semblait pas être un projet professionnel très prometteur. Mes interlocuteurs m’ont donc gentiment fait part de leur scepticisme quant au lien de cette anecdote avec mon projet professionnel. Ce à quoi a suivi l’échange suivant:
- Moi: « et bien je voudrais faire des projets de ce genre, mettre des ballons roses sur les fils électriques pour éviter que les oiseaux se les prennent en chassant ».
- Jury: « ah….. »
- Moi: “…..”
- Membre assez sympathique du jury, après un grand silence général: «Je crois que je vois…. Vous voulez faire de la communication de crise»?
- Moi, intérieurement : «Je ne sais pas ce que c’est, mais ça doit ressembler à ce que je vis maintenant».
- Moi, au jury: « Euh, oui, voilà. De la communication de crise ».
- Jury: « Par exemple, vous pourriez travailler pour la communication de Total après une marée noire dont ils seraient à l’origine?
- Moi, intérieurement: «Ca me ferait bien c****».
- Moi, à au jury : « Voilà oui, ça doit être un sacré défi».
Ils n’avaient pas compris mon histoire (comment les blâmer). Ce que j’attendais de leur part, sans le savoir bien sur, était plutôt un « ah, vous voulez travailler dans la responsabilité d’entreprise! ». Sauf que nous étions aux tout débuts de la « RSE », que je ne savais même pas que le terme existait et, avec du recul, je me demande si eux-mêmes le savaient. Fort heureusement, l’entretien prit fin et j’en sortis comme j’y étais entrée (en panique).
Les enseignements de ce fiasco
Le souvenir que je garde de cet entretien s’apparente à celui d’une longue traversée du désert à l’aveugle. Force est de constater que ma prestation douteuse ne m’a pas toutefois pas empêchée d’intégrer ladite école.
C’est la première leçon, jeunes gens: si je m’en suis sortie en racontant une anecdote sur les vautours estropiés, c’est que la question des aspirations professionnelles doit être plus large qu’il n’y parait.
Et heureusement, car:
#1: Nous ne savons, la plupart du temps, pas ce que nous voulons
A moins que vous soyez le Prince George (et encore, il n’est pas certain que son métier existe encore lorsque viendra son tour), affirmer savoir, à 20 ans et dans le contexte actuel, ce qu’on voudra faire dans 10 ans est presque aussi naïf que de se rêver astronaute lorsqu’on en a 8 (autre mauvaise idée d’ailleurs, ce métier risquant également de s’apprendre dans les livres d’Histoire).
“While we may think we know what we want, we’re often wrong.” ― Aziz Ansari, Modern Romance: An Investigation
Même si vous pensez savoir ce par quoi vous êtes attiré, il est très probable que vous terminiez dans un job complètement différent de celui que vous aviez en tête. Et ce, non pas parce que vous êtes bête, moche ou méchant, mais parce que:
- Nos préférences théoriques n’ont souvent pas grand chose à voir avec nos choix effectifs. C’est ce qu’on mis en évidence des chercheurs d’une université australienne en 2017, après avoir observé les comportements de milliers de personnes inscrites sur des sites de rencontres: les résultats montraient que le type de partenaire que ces personnes prétendaient chercher n’avait finalement pas grand chose à voir les personnes qu’ils contactaient en réalité. Autrement dit, nous croyons, théoriquement, savoir ce que nous voulons. La réalité pratique est souvent différente.
- Les rencontres chamboulent toujours tout: Il est possible de choisir un job (comme un partenaire de jeu) sur annonce, mais personnellement ce sont toujours les rencontres humaines qui ont guidé et inspiré mes choix. Ce sont les rencontres qui surprennent et ouvrent des horizons nouveaux. Ce sont les rencontres qui enthousiasment et donnent envie d’aller plus loin. Ce sont les rencontres qui donnent envie de changer de plan, ou, simplement, d’en faire, que cela soit au niveau professionnel ou personnel. Mais les rencontres relèvent de la chance, me direz-vous. Et bien pas tout à fait, ma petite dame, vous répondrai-je. Car pour rencontrer des gens, surtout lorsqu’on est jeune, il faut aller à la leur rencontre. Assistez à des masterclass, des conférences, des événements, etc. Et quand des personnes vous semblent intéressantes, essayez, de quelque manière que ce soit, d’entrer en contact avec elles. Posez-leur des questions et écoutez leurs réponses. Faites-les parler d’elles. Elles accepteront, souvent. (Astuce: ça marche aussi avec les filles en soirées).
- Les expériences chamboulent toujours tout. Tout comme les rencontres ouvrent des opportunités insoupçonnées, les expériences attisent la curiosité, et, plus important encore, l’entrainent. Plus on s’intéresse à des choses a priori en dehors de nos intérêts connus, plus on devient curieux, et plus on s’intéresse à de nouvelles choses et ainsi de suite.
Autrement dit, comme à peu près tout (la mémoire, la volonté, la discipline, votre summer body…), la curiosité se travaille. En lisant, ou écoutant, en regardant, en rencontrant, en voyageant, en essayant, que sais-je.
Vous ne vous découvrirez peut-être jamais de vocation, mais, en explorant tous azimuts, vous apprendrez et vous comprendrez des enseignements précieux. Et, surtout, vous réaliserez que, pour peu qu’on s’y penche, tout est toujours plus intéressant qu’il n’y parait. Autrement dit, que les opportunités peuvent venir de partout, si tant est qu’on a appris à les provoquer.
#2: Ce n’est pas votre projet professionnel qui sera intéressant, c’est l’histoire qu’il racontera
Je ne sais pas ce qu’a réellement pensé le jury de mon entretien d’entrée, s’ils m’ont trouvée pathétique, touchante, sacrément culottée, ou simplement perdue. Mais je sais que mon projet professionnel n’en était pas un et qu’ils ne m’en ont pas tenu rigueur.
En tant que jury fictif (et peu intéressé, il faut l’admettre, par les trajectoires toutes tracées), je me ficherais bien que vous vouliez faire de la RSE, de la communication de crise, du conseil pour McKinsey ou devenir senior data engineer pour une start-up israélienne. Ce qui m’importerait, en revanche, serait votre façon d’en parler et la manière dont vous êtes arrivé à cette idée. Bref, votre curiosité. La pierre angulaire de toute réussite. Pas juste pour entrer dans une école, mais pour réussir votre vie professionnelle. C’est, j’en fais le pari, la curiosité qui vous fera trouver vos futurs jobs, voire, pourquoi pas, votre « mission». C’est elle qui vous fera apprendre et évoluer constamment et qui vous permettra de rester pertinents dans un monde où tout change très rapidement.
Lorsqu’il lui a été demandé de citer une qualité clé dont les dirigeants futurs auront selon lui besoin pour réussir dans un contexte imprévisible, le fondateur de Dell a répondu la curiosité. Dans un un entretien pour Business Insider en 2017, Eric Schmidt, le président de Google, confessait que ce qu’il recherchait avant tout dans les candidats à l’embauche était la persistance et… la curiosité.
“Curiosity keeps leading us down new paths.” - Walt Disney
Il est temps de conclure, les fameux oraux approchent. Donc. Reprenons. Si vous n’avez pas d’authentique projet professionnel, voire êtes même loins d’en avoir: ne paniquez pas (parce que c’est normal) et préparez-vous simplement à défendre votre innocence (parce que ne pas avoir de projet professionnel ne veut pas dire ne rien avoir à dire). Le but est de leur montrer que vous savez chercher. Si toutefois, vous avez un authentique projet professionnel: tant mieux pour vous. Votre entretien sera plus fluide et vos choix futurs seront plus faciles à faire. Mais, de grâce, lorsque vous sortirez de votre École et vous lancerez, tant bien que mal, à la conquête de votre avenir professionnel, ne tombez pas dans les mêmes pièges que ces pauvres vautours sud-africains: ne vous focalisez pas uniquement sur la proie (alias, votre supposé “dream job”). Pensez, pendant votre vol, à regarder autour de vous. Pas seulement pour repérer d’éventuels ballons roses (alias, les écueils potentiels), mais pour prendre, de temps à autre, un peu de distance. Pour rester curieux et critiques. Au mieux, cela vous confortera dans vos choix. Au pire, cela vous fera modifier votre trajectoire, pour poursuivre d’autres projets, professionnels ou non.
Bonne chance.